Oh les beaux jours !
Si le titre de cette exposition fait allusion à l’œuvre de Samuel Beckett, il renvoie avant tout à un état des lieux, à la nécessité de questionner, non sans inquiétude, le réel et d’ouvrir plus particulièrement une réflexion sur l’art d’aujourd’hui, sur la manière qu’ont les artistes d’en appréhender les enjeux, d’interroger et porter un regard sur le monde au travers de pratiques aussi diverses que singulières.
Un état des lieux qui ne peut se dissocier d’un champ d’investigation plus large prenant aussi toute la mesure des débats scientifiques, théoriques et idéologiques qui s’articulent plus particulièrement autour de la notion d’anthropocène. Cette nouvelle «ère géologique» dont l’homme serait le principal acteur, fait aujourd’hui l’objet de nombreuses spéculations et interrogations sur l’avenir d’une humanité qui n’a cessé de croire que seule la fuite en avant et les croyances en une extériorité salvatrice permettraient d’assurer sa pérennité.
Ces constats, souvent pessimistes, ont le mérite de nous éclairer sur un état du monde et de nous confronter à une appréhension plus sensible des limites. Limites naturelles, limites d’une économie globalisée tournée vers une vision exponentielle des profits, limites environnementales, sociales, politiques, limites imposées par la standardisation des pratiques, limites d’un multiculturalisme politiquement correct basé sur le consensus et ne servant qu’à amplifier les mimétismes aux cultures dominantes et à une esthétique du luxe généralisée…
Cette grande accélération ne fait qu’accroître le fossé qui sépare l’espace «virtuel» et distant des échanges mondialisés de la «vie réelle». Une conscience des limites qui vaut aussi pour les pratiques actuelles liées à l’exposition et aux productions artistiques. Les dernières décennies ont vu émerger, s’amplifier et se généraliser des formes de production et un marché de l’art empruntant au libéralisme toutes ses stratégies de diffusion.
Pour exemple, les grandes manifestations, foires et biennales internationales qui déploient à l’échelle de la planète une vision et des pratiques calquées sur l’industrie du luxe et ne permettent que la seule circulation de modes aussi éphémères qu’onéreuses. Elles établissent et encouragent des expressions artistiques dont les seules qualités ne sont que des réponses, sans cesse renouvelées, à la demande de produits rapidement consommables répondant ainsi aux exigences d’une clientèle fortunée de plus en plus restreinte. Comme les grandes marques, les artistes ne sont désormais que des noms sur l’étiquette d’une marchandise immédiatement reconnaissable, il faut avant tout vanter le produit en excluant toute singularité, en éludant tout discours critique sur les qualités ou les conditions de production de celui-ci, il faut faire de l’art un marché qui comme tous les marchés va polluer la marchandise (B. Stiegler) sans oublier, bien sûr, que compte surtout l’exposition spectaculaire de ses valeurs spéculatives.
«Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé.»
(Guy Debord, La société du spectacle)
La modélisation de l’art et de ses acteurs, cette forme de « domestication » aux seuls bénéfices d’une élite, ne fait qu’amplifier l’écart qui la sépare de toute conscience d’un bien commun. C’est une mise à distance, à la fois symbolique, économique et géographique, dont les acteurs de Venise à Hong-Kong, de Paris à Sao Paulo en passant par Bâle, Kassel, Séoul ou Sydney, obéissent aux rituels d’un voyage ininterrompu, passagers d’un vaisseau interplanétaire dont nous, pauvres terriens, aurions perdu le mode d’emploi…
Une perte de réalité et une inconscience des seuils qui nous ramènent aux conséquences d’un dépassement des limites nous revenant en effet boomerang. Notons ici que si cette situation s’applique à ce que nous pourrions nommer de manière très générale «un système de l’art», de nombreux artistes proposent des pratiques périphériques, résistantes, dissidentes ou totalement étrangères à cette sphère surmédiatisée. Au-delà de ces constats qui affectent très directement notre perception du monde et nos modes de vie, émergent de nombreuses propositions sur la nécessité pressante d’un retour sur terre. Cette formule empruntée à Emilie Hache suggère un nouveau récit,
il «…communique avec l’expérience que nous sommes en train de faire : qu’il n’y a pas d’autre planète à coloniser, et qu’il nous faut réapprendre ce que veut dire penser/agir/connaître/imaginer ou encore habiter sur Terre…»
Une affirmation qui fonctionne comme la métaphore d’un retournement, d’une réappropriation d’abord mentale puis réelle de notre espace, de nos manières de vivre, de cohabiter, mais aussi comme un changement de point de vue, de l’objet même de notre regard, d’une réévaluation de nos imaginaires. Il nous faut refocaliser, «relocaliser» dirait Peter Sloterdijk. Il ne s’agit ici ni d’une régression, ni d’un repli identitaire ou nationaliste mais d’une manière de repenser, à partir d’espaces d’initiatives plus circonscrits, de champs d’expérimentation, les nouvelles modalités d’un projet propice à la refondation de concepts et de pratiques nécessaires à un «vivre ensemble». L’affirmation d’un Commun qui doit se redéfinir autour d’un questionnement apte à troubler nos habitudes de pensée, à envisager d’autres formes de co-existences et générer d’autres usages… Cela ne va pas sans une interrogation sur les relations entre art et réalité, sans la proposition de poser et d’avancer modestement, les prémices d’une réflexion esthétique.
Pour une esthétique des moyens disponibles est le sous-titre de cette exposition, à la fois ironique, pragmatique et manifeste, il propose d’ouvrir une plate-forme d’expérimentation permettant d’interroger et d’envisager les possibles alternatives propices à l’éclosion de pratiques artistiques directement ou indirectement liées à l’écart nécessaire aux modes d’apparition convenues dans la sphère spécialisée de l’art actuel. Il s’agit tout d’abord d’y réévaluer le rapport à la production de l’œuvre d’art en ne proposant, comme préalable, que l’utilisation des moyens disponibles aux artistes invités à réaliser leurs travaux dans le cadre qui leur est proposé. Il s’agit aussi, plus largement, d’ouvrir à une subversion des valeurs esthétiques et économiques en réaffirmant le caractère somptuaire de l’art, ce geste en “pure perte” et les possibles disruptions qu’il peut ouvrir dans un système où ne prévaut plus que sa valeur marchande. C’est en choisissant l’espace public comme seul espace d’intervention, comme terrain d’action favorable à la nécessaire rencontre d’un public, que peuvent se tisser plus directement des relations visant à troubler et interroger nos habitudes de perception, à renouer les liens distendus à une proximité, à l’inquiétude nécessaire de nos routines, à réinvestir les lieux vacants ou délaissés de ce qui n’est pas assez notoire ou directement reconnaissable. Proposer une esthétique des moyens disponibles, c’est signifier un art de première nécessité, un état d’urgence où des pratiques singulières viennent créer les conditions propices à l’existence de ce “peuple qui manque” cher à Deleuze, celles d’un art qui puisse se manifester avant tout comme un sport de contact.
Joël Benzakin & Angel Vergara